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Après l’interview de Ben Monder, je vous propose une interview du saxophoniste français Jérôme Sabbagh. Tiens une interview d’un saxophoniste sur un site de guitare? 😀 Maîtriser-la-guitare.com traitant beaucoup d’improvisation, je crois que s’intéresser à ce que font d’autres instruments n’est pas simplement une bonne chose, mais quelque chose d’indispensable!
Jérôme est un excellent musicien vivant à New York depuis plus de 20 ans. Son parcours est très riche : Jérôme a enregistré plusieurs albums en tant que leader avec son quartet (où l’on retrouve le guitariste Ben Monder, le contrebassiste Joe Martin et le batteur Ted Poor). Il a également un projet de trio où il joue standards dans la tradition de Sonny Rollins. Jérôme compose sa propre musique mais maîtrise également les fondamentaux du jazz (les standards notamment), récemment il s’est essayé aussi au free-jazz avec le batteur Daniel Humair. Bref, si vous vous intéressez à l’improvisation, il y a beaucoup à apprendre de lui.
Si vous voulez avancer en impro, et/ou vous vous intéressez à ce que c’est que d’être un musicien professionnel alors je crois qu’il y a plusieurs pépites dans cette interview pour vous !
Si vous aimez ce genre de contenu, dites le moi dans les commentaires, et surtout partagez le avec vos amis :).
D’une laverie au Village Vanguard!
Bonjour Jérôme, merci d’avoir accepté cette entrevue, ça me fait très plaisir. Peux tu commencer par te présenter?
Jérôme Sabbagh : Bonjour, je m’appelle Jérôme Sabbagh. Je suis musicien de jazz, j’ai 42 ans. Je suis né à Paris. J’ai déménagé aux États-unis il y a 22 ans. J’ai étudié à Berklee College of Music de 1993 à 1995. En 1995, je me suis installé à New York où je vis depuis.
Q : Tu viens de nous dire que tu habites New York depuis 1995, peux tu nous dire pourquoi tu t’es installé là bas?
JS : Au début, je voulais aller voir comment ça se passait après avoir passé 2 ans d’études à Boston.
Après j’ai été séduit par la ville, par les musiciens qui y joue, j’ai commencé à travailler, à avoir des projets là bas et je me voyais difficilement rentrer en France. Après je ne pensais pas passer 20 ans là bas et y vivre, et vraiment m’installer. Au point où maintenant j’ai la nationalité américaine. Mais une chose a amené une autre. Je ne pensais pas rester aussi longtemps en fait.
Q : Peux tu nous parler d’un de tes premiers souvenirs là bas, une anecdote, et qui t’as peut être fait rester là bas justement?
JS : Peut être pas quelque chose qui m’a fait rester, mais quelque chose de marquant : un de mes premiers gigs à New York c’était dans une laverie ! Je connaissais quelqu’un avec qui j’avais fait un stage avec Dave Liebman. Et il avait un gig tous les jeudis je crois dans une laverie en duo avec un contrebassiste. Il m’a demandé de le remplacer pour son gig, et du coup j’ai fait le gig en duo avec un guitariste que j’avais ramené, Greg Tuohey, un pote. C’était notre premier gig à New York à tous les deux ! Ce n’est pas forcément ça qui m’a fait rester mais en terme d’anecdote, c’est marrant !
Q : Effectivement ! Qu’est ce qui est, selon toi, spécifique à New York? Ce que tu ne trouves pas peut être ailleurs.
JS : Hum… Peut être un degré, à la fois, d’attachement à la tradition du jazz et d’engagement quelque soit le style de musique, qui est très élevé. Après, ces choses sont possibles ailleurs, et il y a des musiciens ailleurs à New York qui ont ces qualités. Je dirai qu’en moyenne elles sont plus répandues à New York. Du coup c’est à la fois un grand nombre de musiciens, un degré d’engagement très élevé, un niveau – bien que je n’aime pas ce mot particulièrement, mais on va quand même l’utiliser – très élevé, beaucoup de possibilités d’écouter de la musique, plus qu’ailleurs, en tous cas, dans le jazz.
Cette concentration de musiciens a pour conséquence une émulation, un renouvellement, la possibilité d’écouter de la musique de très grande qualité tous les soirs. Cela favorise chez les musiciens la possibilité de se remettre en question, peut être la possibilité de se développer, de vouloir faire plus, de vouloir faire mieux et d’avancer.
Je pense que c’est une ville qui favorise une démarche de questionnement, et une démarche de vouloir creuser les choses en musique – en tous les cas dans le jazz.
Q : Pour revenir à ce que tu disais sur l’attachement à la tradition – et je pense à la pratique des standards et tout cet héritage – est-ce-que tu aurais des exemples de ce savoir-faire que tu ne trouverais pas ailleurs?
JS : Je pense que ça s’entend dans la manière dont les gens jouent. Particulièrement pour les rythmiques, à savoir, bassistes et batteurs. Il y a une manière de jouer les standards : une espèce de terrain acquis, une espèce de matériau qui est là, un attachement aux fondamentaux qui est là, et qui permet aux gens de jouer ensemble, à un degré élevé, et à un niveau élevé.
Ce ne sont pas des éléments qui sont spécifiques à New York, mais ils sont plus répandus à New York : cette capacité à faire des gigs, à arriver à comprendre la musique de quelqu’un en sideman rapidement, à pouvoir répéter de manière efficace, à pouvoir arriver sur un gig sans avoir répéter, et pouvoir en même temps savoir que les gens vont pouvoir connaître tel morceau, tel morceau, tel morceau… et que la plupart des gens vont être, quand même, suffisamment solides pour qu’on puisse faire de la musique tout de suite. Après ça marche plus ou moins bien, je ne dis pas que ce sont des conditions idéales pour faire de la musique mais, je pense que cela fait partie des choses qui sont différentes à New York.
(j’adore cette version d’It Could Happen To You de Jérôme…)
Et puis je ne sais pas comment le dire,… mais peut être une exigence dans le quotidien, qui est plus grande qu’ailleurs. En parlant d’attachement à la tradition, même quand on fait un jazz plus moderne peut être, des compositions, un jazz plus libre, plus ouvert, un jazz où se mêle l’influence d’autres musiques, il y a quand même chez la plupart des gens une connexion avec la tradition qui fait qu’on est sur un terrain sur lequel on est entraîné, du coup on a des réflexes : on a un attachement à la forme, un sens du rythme, un sens mélodique, on sait jouer sur une grille,… Ce genre de choses qui sont utiles dans n’importe quel style de jazz, n’importe quel style de musique.
Q : Justement tu parlais du quotidien du musicien de jazz, quelle la journée typique de Jérôme Sabbagh à New York ?
JS : Ça varie. Il y a deux jours par semaine où je donne des cours, donc la majeure partie de la journée est dédiée à cela. Donc je vais dans des écoles, donner des cours à des enfants. Je fais ça deux fois par semaine. Par ailleurs, j’ai fondé une société qui a un contrat avec la ville de New York, du coup j’ai des gens qui travaillent pour moi pour faire ça. Les jours où je fais ça, je fais ça. Après j’essaye de travailler le sax quand je reviens. Si je ne donne pas de cours, je travaille le sax 2-3 heures par jour. Je passe du temps sur internet à essayer de trouver des gigs, je me tiens informé de ce qui se passe. Je vais écouter de la musique le soir, assez souvent quand même, on va dire 2-3 fois par semaine. J’essaye de faire du sport une fois par jour, je vais nager là depuis quelques mois, et j’essaye de faire la cuisine ! Mine de rien ça fait beaucoup de choses : entre l’intendance de la vie quotidienne, ce n’est pas toujours possible de tout faire.
Q : Quel est ton plus grand challenge en tant que musicien à New York?
JS : Arriver à continuer à avancer en faisant vivre mes projets et à garder une vie équilibrée et relativement saine.
Q : Penses tu qu’il est toujours essentiel pour un musicien d’aller vivre à New York pour devenir un musicien de jazz?
JS : Essentiel, non. Il y a des exemples des gens qui ne sont jamais allés à New York ou pour qui aller à New York est anecdotique dans leur parcours musical. Mais je dirai que ça aide d’une manière générale. Par exemple j’ai travaillé avec Jozef Dumoulin, un musicien que j’aime beaucoup.
La première fois qu’il est venu à New York c’est quand on a enregistré ensemble, il était jamais venu avant, ça ne l’a pas empêché d’être un musicien extrêmement solide, très original, de développer sa voie et de développer une maîtrise des fondamentaux qui est très forte, donc il y a des gens comme ça.
Q : Est ce que ne pas être à New York peut être un avantage pour trouver sa voix/voie?
JS : C’est ce que j’allais dire, dans le cas de Josef, c’est peut être un avantage, après je ne suis pas certain que ça soit le cas pour tout le monde. Je pense qu’il y a quand même plus d’avantages que d’inconvénients à venir à New York au moins pour une période pour étudier, pour voir un peu ce qui se passe, pour écouter des musiciens, faire des sessions, rencontrer des gens. Après je ne pense pas que ça soit essentiel. Pour moi, ça l’a été. Je pense que c’est plus mon parcours personnel.
Q : Dans ton cas, quelle expérience de jeu t’as le plus apporté, celle qui a apporté le plus de transformation? Est-ce que c’était à New York?
JS : Oui c’était à New York. Il y a eu aussi des expériences très jeunes qui ont été très formatrices. Notamment lorsque j’étais dans l’orchestre du lycée Claude Monet, où je ne savais pas faire grand chose, j’avais 15-16 ans.
Je me rappelle d’un concert en particulier où on jouait « Stolen Moments » d’Oliver Nelson, un blues mineur. Je me rappelle avoir fait un solo là dessus, et me sentir vraiment porté, me sentir vraiment improviser, à la fois en contrôle, et à la fois quelque chose passait par moi, où je n’étais pas vraiment en contrôle. J’entendais ce qui se passait et j’étais en contrôle. Cette espèce de balancement permanent, mais ce n’est pas vraiment un balancement car les deux sont là au même moment. Du coup c’est la première fois où je me rappelle avoir éprouvé ce sentiment précis qui est en fait ce que je recherche dans l’improvisation.
Après des moments marquants musicalement, la première fois où j’ai joué avec Guillermo Klein, je connaissais sa musique très bien, parce que je l’avais écoutée beaucoup de fois. Il m’avait appelé pour remplacer dans son groupe. J’ai passé 2 jours à travailler sa musique 10 heures par jour, et j’ai fait le concert. Là encore, j’ai ressenti des sensations assez intenses, et surtout c’est la première fois où je me retrouvais à ma place dans un groupe que j’aimais énormément et où ça m’a fait passé un cap. Tout d’un coup ce que j’ai envie de faire, en fait je peux y arriver.
Après 10 ans plus tard, il y a eu me retrouver au Village Vanguard avec Ben Monder et Paul Motian dans le trio de Paul Motian. Ça, ça reste quelque chose de marquant.
Q : Est-ce que ce genre d’expérience, ce n’est pas un peu la « magie » de New York dans le sens où on se retrouve dans une salle mythique avec des musiciens mythiques? Est-ce spécifique à New York?
JS : Oui, car ce sont deux expériences qui ont eu lieu à New York. Mais on peut avoir des expériences de cet ordre n’importe où. On peut avoir ce genre d’expérience avec des gens qui sont parfaitement inconnus, de n’importe quel âge, dans n’importe quel lieu. C’est vrai que le fait de vivre à New York facilite les choses dans la mesure où il y a une concentration importante de grands musiciens.
Q : Une dernière question, si tu avais un seul conseil à donner à un musicien, quel serait-il ?
JS : Restez honnête avec soi-même sur les capacités que l’on a, l’aptitude à progresser, les lacunes qu’on a. Essayez d’être le plus honnête possible par rapport à ce qu’on attend de la musique, et pourquoi on fait de la musique, quelle est la démarche musicale, qu’on recherche, essayer de trouver qui on est, et d’être le plus honnête possible pour savoir qui on est.
Q : Merci Jérôme, à bientôt !
JS : À bientôt.
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Discographie recommandée (mes préférés) :
- Pogo (2007) – le premier que j’ai eu, acheté par hasard dans un Virgin Megastore à Londres! Je m’en souviens encore 🙂
- One Two Three (2008) – des standards en trio uniquement, intimiste.
- The Turn (2015) – le dernier en date, toujours des mélodies fortes et une complémentarité de son/d’univers entre Ben Monder et Jérôme Sabbagh.
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